Au travail !
Si je pense qu'il y a un mythe qui gouverne encore trop ma vie, c'est celui du travail.
La valeur travail, dont on entend pas mal parler ces derniers temps, est sûrement une valeur intéressante, mais dans la mesure où elle n'éclipse pas tout le reste...
Récemment j'ai fait au fil de conversations avec ma famille quelques découvertes qui m'ont permis d'identifier un certain héritage.
Il s'agit d'une famille de quatre enfants. Le père, mon grand père, un homme dont je ne sais quasi rien. Il était ouvrier je crois. Cet homme dont on ne parle jamais me laisse dans les non-dits une impression d'un homme pas forcément très travailleur. Il faisait la sieste, il avait quelques arbres dont les fruits ont, de ce que j'en ai entendu, été pour ses enfants une des rares sources de nourriture pendant la guerre. Ma famille n'en parle pas. C'est ma mère qui m'a dit qu'il est mort intoxiqué au gaz pendant qu'il faisait la sieste. Crime d'inactivité ?
Sa femme et ses quatre enfants se sont retrouvés, dans les années 1950, avec la nécessité de repartir à zéro. Ils sont partis à la ville et se sont lancés, avec une énergie folle, dans "la reconstruction" d'après guerre. Les garçons en apprentissage, les filles feront quelques études. Gravir les échelons, travailler, ou trouver un mari travailleur. Récemment, j'ai entendu ma grand-mère raconter un temps où elle faisait les courriers pour la société que montait son gendre. Chez elle, mise sous pli, et envois à la poste. Toute la famille au charbon...
Travailler pour s'en sortir, travailler pour avoir un statut. Une revanche.
Des quatre enfants, le seul à n'avoir pas fini à la tête de son entreprise est mon père. Ma mère s'est rebellé contre ce mythe, ce travail à tout prix, qui fait réussir, qui bouffe la vie, qui éloigne les pères, qui gangrène les couples. Travailler pas trop pour l'employeur, mais même dans les loisirs, on lit, on se cultive, on s'élève... tout pour oublier ce qu'on a connu pendant la guerre...
Pas d'échec scolaire chez les cousins. Des enfants tous travailleurs. En bonne fille de la famille je suis le lot. Travailleuse. Et un désir de prouver que je serait indépendante, que je saurais gagner mon pain. Cela m'a sûrement influencée dans un choix de mes études, ce choix d'un métier dans un secteur porteur.
Alors j'étudie bien à l'école, mais la fille rêveuse que je suis s'évade dans la lecture. Une pensée spéciale pour Sel qui décrit dans ses châteaux en Espagne l'évasion que pouvait lui procurer la lecture. Comme je me reconnais dans cette vision de la bibliothèque comme un havre, un refuge !
Une évasion, et comme elle le décrit bien, une enfance un peu déconnectée des réalités.
Pour moi ce refuge de la lecture et de l'imaginaire est vite devenu une armure. La réalité était difficile.
A si bien travailler on m'a fait "sauter deux classes". La "réussite" scolaire est une valeur qui marche bien dans notre société. Mais la différence d'âge avec les autres enfants m'a permis de découvrir les joies de l'exclusion et de la solitude. Et je pense que j'ai raté une autre école. Celle de la vie. Ce qu'on apprend avec les autres. Parler, s'exprimer, prendre de l'assurance, blaguer. La découverte du lien social, la découverte de son corps, apprivoiser des peurs en groupe.
Je n'avais qu'un mois d'été en rattrapage, un mois avec des enfants de mon âge, pour mesurer la différence de la vie que j'allais retrouver. Mais je ne me révoltais pas car c'était bien, il fallait travailler.
Alors je me suis enfermée dans ma tour d'ivoire avec les livres. J'ai mis quelques années à en sortir, et j'ai mis de longues années je pense à me sortir de cette image de travailleuse, de ce mythe que le travail c'est bien, qu'il n'y a que cela de vrai.
Des années à me rendre compte que mon mari profitais de mes capacités de travail, de cette énergie incroyable que j'arrivais à développer pour réussir au boulot, tenir la maison, tenir les comptes, gérer les relations. Toutes ces années où j'ai oublié que j'aimais écrire, dessiner, faire du sport. Toutes ces années à découvrir qu'on peut aussi gérer sa vie avec l'intuition, sans toujours tout planifier. Toutes ces années avant de comprendre l'importance des corps. Les corps qui ne mentent pas. Les corps qui parfois hurlent qu'ils en ont marre de travailler et qu'on n'écoute plus...