Celui qui oublie
Ce soir il a du monde chez lui. Des musiciens, ça va être cool.
Il y a deux guitaristes, un batteur, et des choristes aussi. Des musiciens de rock, des vrais, qui font des concerts. Ils vont faire un boeuf, peut-être ? Ils viennent avec leur look de musicien, ça le change. Ça lui permet d'oublier son boulot, où on lui demande de mettre une cravate.
Oublier, c'est bon. On va sortir du vin blanc. C'est bon. Le vin blanc va couler à flots, il en a prévu suffisamment. Il se doute que les musiciens viennent pour ça. Ils aiment ça. Et lui aussi. Ça lui permet de ne pas penser.
Ecouter la musique, rire, vibrer. Ça lui permet de rêver qu'il est aussi musicien, qu'il n'a pas ce job, qu'il aurait pu être un artiste.
Ça lui permet d'éviter sa femme et ses questions.
Comme toutes les femmes, elle se pose des questions. Elle lui pose des questions, c'est pas drôle. Pourquoi se poser des questions alors qu'on peut être dix à la maison ce soir ? Rire autour d'un plat de pâtes et quelques verres de vin blanc plus tard, avec les guitares qui swinguent et les rires qui continuent ?
Avoir l'impression, rien qu'un soir, qu'il partage avec eux cette vie de bohème. Ne plus penser que demain il va falloir se lever, aller travailler. Ne plus penser que demain il n'aura pas envie de rentrer parce que sa femme va lui poser des questions. Ne plus penser à ces questions de famille, la famille qui met une cravate, la question de fonder une famille. Sa famille, question qui le mine depuis l'enfance. Question qu'il fuit depuis l'enfance ? Mais il ne veut pas savoir pourquoi, il ne veut pas se poser de questions. Il l'a dit, déjà : il a peur de ce qu'il pourrait trouver.
Alors la nuit s'avance, les guitares et les rires continuent, et le vin blanc tourne dans sa tête pour lui permettre d'effacer les interrogations...